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Y. Harari : L’homme-dieu tuera-t-il l’humanisme ?

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L’homme-dieu tuera-t-il l’humanisme ? Une réflexion de Yuval Harari dans Homo Deus

Dans son dernier essai Homo Deus : une brève histoire de l’avenir (Albin Michel, 2017), Yuval Noah Harari dessine avec talent une perspective paradoxale et troublante : en se rapprochant, grâce aux nouvelles technologies, d’un état de quasi-divinité (amortalité, contrôle accru sur nos corps et nos sensations), l’être humain pourrait saper les fondements de l’humanisme et du même coup perdre son statut d’espèce dominante.

 Pour résumer le sentiment qui saisit le lecteur à l’issue de l’étude d’Homo Deus, il suffit de paraphraser Paul Valéry : « Nous autres, humanistes, nous savons maintenant que nous sommes mortels». Yuval Harari, professeur d’Histoire israélien rendu célèbre de manière fulgurante grâce à son best-seller Homo Sapiens : une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2015), recommandé par Barack Obama, Bill Gates et Mark Zukerberg, dresse avec limpidité et érudition (tout en reconnaissant a posteriori quelques erreurs factuelles) un tableau de ce que pourrait être l’avenir de l’humanité. Son nouveau livre de 463 pages, qui lui a valu d’être reçu à l’Elysée par Emmanuel Macron [1], donne à voir un avenir où l’homo sapiens, en cherchant à prendre toujours plus le contrôle du monde et de lui-même grâce aux nouvelles technologies, perd précisément ce contrôle au profit d’algorithmes informatiques.

L’humanisme en cinq images et en deux objectifs

Yuval Harari attribue à la « religion humaniste » le mérite d’avoir offert aux humains un sens à leur vie sans Dieu. « La religion humaniste voue un culte à l’humanité, et attend que cette dernière joue le rôle dévolu à Dieu dans le christianisme et l’islam, ou celui que les lois de la nature ont tenu dans le bouddhisme et le taoïsme. »[2]

Il résume de manière très percutante les applications de l’humanisme en cinq « commandements » : « Politique humaniste : l’électeur sait mieux » (d’où la loi de la majorité démocratique) ; « Economie humaniste : le client a toujours raison » (d’où la loi du marché) ; « Esthétique humaniste : la beauté est dans l’oeil du spectateur » (d’où l’art moderne) ; « Ethique humaniste : si ça fait du bien, faites-le ! » (d’où la libéralisation des moeurs) ; « Education humaniste : pense par toi-même » (d’où la liberté d’opinion). [3]

Harari en déduit que le XXIe siècle sera structuré par deux grandes quêtes : d’une part, nous allons tout faire pour vaincre la mort ; d’autre part, nous allons tout faire pour accéder au bonheur. « Comme l’humanisme a de longue date sanctifié la vie, les émotions et les désirs des êtres humains, il n’est guère surprenant qu’une civilisation humaniste veuille maximiser la durée de vie, le bonheur et le pouvoir des êtres humains. » [4]

« Le monde d’aujourd’hui est dominé par le package libéral : individualisme, droits de l’homme, démocratie et marché. Pourtant, la science du XXIe siècle est en train de miner les fondements de l’ordre libéral. » [5] Certes, Harari se rend coupable de simplisme par une telle affirmation, alors que le package libéral est limité à quelques pays (où s’expriment d’ailleurs de fortes oppositions anti-libérales) et vigoureusement combattu dans d’autres ensembles géopolitiques. Toutefois, il retrouve toute sa pertinence lorsqu’il prédit qu’en tentant, grâce aux nouveaux savoirs et techniques scientifiques, d’atteindre les deux objectifs humanistes du XXIe siècle, les êtres humains pourraient être amenés à abattre les cinq piliers de l’humanisme décrits précédemment.

Une déconstruction du libre arbitre contestable mais percutante

Harari constate que la liberté individuelle est valorisée par nos sociétés libérales du fait d’une croyance en l’existence du « libre arbitre » qui serait le propre de l’homme. Or, le défenseur des animaux qu’il est devenu réfute et condamne la croyance en une telle supériorité.

Selon lui, grâce aux découvertes des généticiens et des spécialistes du cerveau, l’analyse de tous nos « choix » serait réductible à des processus cérébraux électrochimiques dans lesquels la « liberté » n’aurait aucune part, comme chez le reste du règne animal. « Quand une réaction biochimique en chaîne me fait désirer d’actionner l’interrupteur de droite, j’ai le sentiment d’avoir réellement envie d’appuyer sur ce bouton-là. (…) Je ne choisis pas mes désirs. Je ne fais que les sentir, et agir en conséquence. » [6] Harari s’empresse de prononcer l’arrêt de mort du concept fondateur de libre-arbitre, qui ne serait qu’un mythe imaginé par Sapiens au même titre que Dieu [7] pour justifier sa domination sur le reste de l’écosystème.

« Nous allons bientôt être inondés d’appareils, d’outils et de structures extrêmement utiles qui ne laissent aucune place au libre arbitre des individus. » [8] L’auteur manie la dialectique avec talent : à mesure que les humains pourraient manipuler leurs désirs « à volonté » et se rapprocher de la condition d’hommes-dieux grâce à l’usage de drogues, du génie cérébral ou de la stimulation directe du cerveau, ils aboliraient leur autonomie en devenant dépendants de ces technologies.

Certes, les humanistes ont encore de quoi se rassurer. Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle et professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, a ainsi pointé le fait que Harari sur-évaluait les résultats des neurosciences qui étaient encore très loin de nous apporter une pleine compréhension de notre cognition, des déterminations de notre volonté et de notre conscience. Il a également contesté l’idée que l’ensemble des mécanismes du vivant seraient modélisables grâce à l’informatique et reproductibles sur un ordinateur. [9]

Toutefois, la critique de Ganascia montre en creux que Harari a marqué un point : le libre-arbitre, s’il existait, ne serait plus la source centrale de nos actions, ainsi que le conçoivent les humanistes, mais uniquement une cause marginale pour les phénomènes que la mécanique électrochimique ne parviendrait pas à expliquer.

L’humanité découplée entre classes inutiles et surhommes

 Au-delà de l’humanisme philosophique qui pourrait être déconstruit par les découvertes neuroscientifiques et leurs applications, Harari alerte le lecteur sur trois développements pratiques qui pourraient aboutir à un « grand découplage » de l’espèce humaine.

Premièrement, les algorithmes informatiques et les robots feraient perdre aux êtres humains leur valeur économique et militaire (plus besoin d’autant de travailleurs et de soldats qu’au XXe siècle), ce qui désinciterait les dirigeants politiques à leur attacher beaucoup d’importance et à investir massivement dans leur formation et leur santé. « Que faire des surnuméraires ? Ce pourrait bien être la question économique la plus importante du XXIe siècle. » [10]

Deuxièmement, ce nouveau système continuerait certes d’attacher une valeur collective aux êtres humains en tant que producteurs de données susceptibles de perfectionner les algorithmes. En revanche, il cesserait de valoriser les individus en tant que tels, ce qui pourrait amoindrir l’empathie pour les plus fragiles et abattre les pudeurs liées à l’eugénisme.

Troisièmement, les seuls individus encore valorisés seraient une élite de surhommes améliorés qui pourraient être tentés de regarder le reste de la population comme des animaux inférieurs.

Imaginer le futur pour l’éviter

Après avoir suscité le vertige et l’effroi, Harari conclue son livre en modérant ses propres développements qui se veulent moins des prévisions assurées que des scénarios possibles qui peuvent être évités. « L’essor de l’intelligence artificielle et des biotechnologies transformera certainement le monde, mais il n’imposera pas un seul résultat déterministe. » [11]Loin de vouloir paralyser son lecteur en affirmant une vision figée du futur, l’auteur lance un appel à l’action politique pour empêcher que notre avenir dérive vers le pire sous le seul déterminisme de la technologie. « Loin de rétrécir nos horizons en prévoyant un seul et unique scénario définitif, ce livre vise à les élargir et à nous faire prendre conscience que nous avons un spectre d’options plus large. » [12]

 

 

 

 

 

[1] Laurent Alexandre, « C’est un tournant politique : Le principal intellectuel Transhumaniste @harari_yuval est célébré par le président @EmmanuelMacron », Twitter, 20 septembre 2017, https://twitter.com/dr_l_alexandre/status/910475590054154243

[2] Yuval Noah Harari, Homo Deus : une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017, p. 244

[3] ibid, pp. 256-257

[4] ibid, p. 300

[5] ibid, p. 303

[6] ibid, p. 307

[7] ibid, p. 305

[8] ibid, p. 327

[9] Jean-Gabriel Ganascia, « “Homo Deus” : “Quand l’homme rivalise avec Dieu dans un monde sans Dieu” », Le Point, 2 septembre 2017, http://www.lepoint.fr/livres/ganascia-homo-deus-quand-l-homme-rivalise-avec-dieu-dans-un-monde-sans-dieu-02-09-2017-2154057_37.php

[10] Harari (2017), p. 342

[11] ibid, p. 425

[12] ibid, p. 426

1 commentaire

  1. On évolue tellement qu’on retourne à l’époque de Rome La Grande ou les esclaves étaient considérés comme des sous-hommes, bravo !!!

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